Damien Deville et Yacouba Sawadogo : les rencontres des altérités

Damien Deville est allé à la rencontre de Yacouba Sawadogo au Burkina Faso pour transmettre sa parole et raconter son histoire dans un livre publié aux éditions Tana, L’homme qui arrêta le désert. Dans les années 1980, lorsque le reste de son village fuyait la sécheresse, Yacouba Sawadogo a planté, puis pris soin chaque jour d’une forêt en devenir. Aujourd’hui, un jardin fertile de 40 hectares nourrit les corps et les cœurs des personnes qui y habitent. Rencontre avec Damien Deville, docteur en géographie et en anthropologie de la nature, écrivain et directeur de la collection Le Temps des imaginaires des éditions Tana.
La ténacité de Yacouba Sawadogo est très inspirante. Comment est née votre envie de le rencontrer et de partager son histoire ?
C’est un projet sur le long terme. J’ai connu le Burkina Faso pendant ma thèse : c’est un pays complexe qui m’a beaucoup touché, bercé autant par les espoirs que par les chaos du monde. Même si je connais encore mal le Burkina Faso, je sens cette Afrique grandir en moi. Lorsque ma maison d’édition m’a proposé un second livre, je me suis dit que j’avais envie de mieux comprendre « ces Afrique » qui m’inspirent au quotidien, à commencer par le Burkina Faso. J’ai entendu parler du prix Nobel que venait de gagner Yacouba Sawadogo et sa voix était encore peu connue alors qu’il y avait tant à transmettre ! Alors, j’ai proposé ce projet aux éditions Tana qui ont très fortement soutenu cette idée.
Leur soutien a aussi été financier : d’un certain côté, elles ont pris des risques en me permettant de voyager en avion, en invitant Yacouba à Abidjan, en payant les frais sur place, etc. J’ai fait appel à François Gicqueau, que j’avais rencontré plus tôt et qui organise des événements sur l’écologie. Il connaissait un moyen d’entrer en contact avec Yacouba Sawadogo. Grâce à lui, on a passé trois semaines ensemble pour faire des entretiens et aussi pour partager des moments avec Yacouba qui m’ont permis de mieux comprendre l’homme et les mots qu’il avait envie de transmettre.
Yacouba a une tradition plutôt orale et vous, vous êtes fait de cultures où la transmission se fait surtout à l’écrit. Comment avez-vous fait pour articuler ces deux façons de transmettre des expériences ?
Ça a vraiment été un défi de faire ce livre ! À commencer par le fait que Yacouba ne parle ni n’écrit le français : il parle le moré, qui est une langue à structure orale et que, moi, je ne parle pas. Dans l’exercice de compréhension de sa parole, il y avait un double processus d’érosion. Le premier, c’est de passer du moré à structure orale au français, qui a une structure écrite. Et puis, on ne parle jamais comme on écrit, donc quand on couche une conversation orale à l’écrit, il y a un deuxième processus d’érosion.
Alors, pour essayer de rester très fidèle à ce que lui avait envie de dire, sans me réapproprier sa parole, j’ai dû opérer deux partis-pris. Le premier, c’est que ce livre rende compte de la rencontre entre lui et moi : j’utilise « je » pour me désigner, moi, et « il » pour le désigner, lui. J’ai aussi travaillé avec une plume que j’ai voulu lyrique et poétique, car c’est comme ça que j’aime lire et écrire et parce que les paroles orales ouest-africaines sont gorgées de paraboles, d’énigmes et de poésie. De cette façon, je peux me rapprocher de la structure orale du moré.
Ce livre est politique aussi : je milite pour un monde de rencontres. À l’heure où l’on construit plus de murs que de ponts, y compris dans des milieux qui sont censés valoriser l’altérité, réarmer politiquement la rencontre permet de réinstaller cette équation : écologie = altérité ! La rencontre est un processus d’expression des altérités : c’est quand on va voir l’autre qu’il peut alors exprimer et transmettre ce qu’il est. Une rencontre bien pensée, c’est-à-dire vouloir comprendre l’autre pour ce qu’il est et non pour ce qu’on voudrait qu’il soit, est l’exacte contraire de la colonisation, qui a détruit notre altérité… Je me suis donc entouré d’autres personnes : du fils de Yacouba, que j’ai beaucoup sollicité pour savoir si Yacouba était d’accord avec ce que j’avais écrit, ainsi que d’autres anthropologues, spécialistes du moré, qui nous ont aidés à construire les entretiens avant la rencontre, pendant, puis lors de l’écriture du livre.

L’histoire du village de Yacouba Sawadogo contient des récits universels, et tristement d’actualité, d’exil et de raréfaction des ressources. Est-ce que « l’herbe est toujours plus verte ailleurs » résume nos illusions communes ?
On parle beaucoup de l’urbanisation des espaces et pas assez de celle de nos esprits. On a un très fort appauvrissement de nos imaginaires, des manières de faire société : réenchanté nos imaginaires, c’est la clé pour traverser ces enjeux ! Il y a un enjeu à ne pas toujours se dire que c’est mieux ailleurs. Cet enjeu est aussi fort que celui de se protéger d’un « prêt-à-penser » d’un contexte éducatif et politique. C’est pour cela que la rencontre est importante : pour s’enrichir de récits qui viennent d’ailleurs. Je suis aussi beaucoup les travaux des « villes en transition » de Rob Hopkins et je pense que c’est en redessinant nos territoires qu’on changera nos manières de penser et vice-versa.
Yacouba Sawadogo semble capable d’une persévérance admirable et d’actions concrètes très inspirantes. D’où viennent ses propres inspirations et à qui demande-t-il conseil ?
Tous les grands arbitrages de sa vie ont été faits par des rencontres. Avec une personne qui lui a dit : « Tout le monde est parti, il faut qu’on se prépare à partir » (et lui est allé à contresens). Un peu plus tard, avec des cheikhs qui lui ont conseillé de planter des arbres plutôt que des céréales. Ce sont ses frères du Mali, les Dogons, qui lui ont permis d’ajuster sa technique. Il a voyagé dans le Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Niger pour chercher des essences médicinales et les ramener dans sa forêt. Un plus tard, des rencontres inattendues avec des termites ont permis de complexifier sa forêt. C’est très beau : la rencontre donne toujours un résultat supérieur à la somme des parties ! C’est parce Yacouba a mis la rencontre, et donc l’écoute, au cœur de sa vie, qu’il a réussi à aller si loin dans son entreprise de plantation.

C’est la magnifique invitation que donne Yacouba : lutter contre l’appauvrissement des imaginaires. Yacouba est un modèle d’enracinement : dans nos sociétés, il y a une injonction au « tout mouvement », à aller plus vite, à la performance et à la compétitivité. Yacouba a fait tout l’inverse : il est resté au même endroit toute sa vie. L’endroit qui l’a vu naître, il va y mourir. Essayons aussi de valoriser les personnes qui veulent s’enraciner.
La spiritualité de Yacouba Sawadogo va de pair avec ce qui peut nous sembler, dans notre culture, être simplement une technique agriculturale différente. De quelle façon votre regard d’anthropologue vous a-t-il aidé à mieux comprendre son travail ?
J’ai étudié l’anthropologie de la nature de manière théorique : je connais théoriquement ce que veut dire « être animiste » et les systèmes de relations associés, par exemple. Ça m’a bien sûr beaucoup aidé à comprendre la parole de Yacouba. Ceci dit, chaque société, dans son paysage et sa singularité, a sa façon de pratiquer l’animisme ! De par mon mariage, j’ai eu la chance de vivre dans les quartiers populaires, chez les Burkinabés. En ayant rencontré cette Afrique sur le tard, j’ai été modelé par mes expériences au Burkina Faso. C’est aussi cette somme de rencontres qui m’a aidé à mieux comprendre ce qu’avait envie de me transmettre Yacouba à propos de ses deux structures spirituelles. Yacouba a aussi des pratiques reliées à l’islam : il est issu de l’école coranique, fait ses 5 prières par jour, etc. Mais les propos dans le livre sur les codes spirituels sont assez courts : il y a aussi des paroles auxquelles je ne pouvais pas avoir accès. Certaines connaissances ne s’échangent que de Sawadogo en Sawadogo, de faiseur de pluie en faiseur de pluie !
Le nom de famille Sawadogo dérive « du ciel et des nuages qui le parcourent » : c’est déjà un conte en soi. Pensez-vous que dans nos sociétés occidentales nous soyons toujours capables d’être touchés par cette poésie ?
Je le pense et je l’espère ! Dans le débat politique actuel, la vindicte est devenue maîtresse de l’engagement. Ce qui est puissant dans la vindicte, c’est que ça touche les cœurs. Ça teinte les cœurs de noir et de blanc, tandis que la poésie et le lyrisme touchent tout autant les cœurs et y mettent davantage de couleurs. Mon hypothèse, à la fois scientifique et politique, c’est que la couleur met toujours plus en mouvement que le noir et blanc !
Articles Liés

Tiny House : une micromaison écologique

La finance durable : la convergence des intérêts économiques et environnementaux

L’Impact Écologique du Secteur Cosmétique : Comment les Marques Peuvent Faire La Différence

De l’éco-mode à l’éco-réalité : les avantages et défis à relever pour une société plus durable

La photo circumpolaire, une ode à l’univers
