Océans en conflit, détonateurs de la pensée environnementale ?

Nombre d’entre nous sont encore à quelques années-lumière d’imaginer le rôle stratégique et central qu’a joué l’océan pour notre pays. Ces enjeux d’hier, d’aujourd’hui et de demain sont tous plus vitaux les uns que les autres. Intéressons-nous à ce que l’océan, comme espace stratégique, a apporté à la pensée environnementale telle que nous la connaissons aujourd’hui.
L’océan : le cœur des réflexions environnementales
Certaines périodes historiques décisives portent en elles l’ADN de ce que sont aujourd’hui la réflexion environnementale, la science écologique et la science des océans. Citons ici Jean-Paul Déléage et son ouvrage Histoire de l’Écologie : une science de l’Homme et de la Nature. Selon lui, appréhender la pensée environnementale, c’est « tenter de comprendre la genèse sociale et culturelle d’une vision critique du monde appelée à occuper une place centrale dans les sociétés modernes. Cette situation tout à fait originale de l’écologie, au confluent des sciences de la nature et des sciences de la société, confère tout son intérêt à la réflexion sur son histoire. »
De la révolution industrielle aux dernières années, à l’instar de la mondialisation que nous connaissons, vivons et mangeons au quotidien, les océans ont également conditionné l’émergence des paramètres environnementaux. Ceci est vrai à l’échelle aussi bien mondiale qu’européenne ou même française.
La France fait partie des pays possédant des façades maritimes et des territoires maritimes, qui ont représenté à travers les âges les points névralgiques de l’évolution de la civilisation humaine, militaire, commerciale, culturelle et scientifique.
C’est sur ces façades maritimes, qui font aujourd’hui de la France la deuxième puissance maritime mondiale (d’où la claque en pleine dignité reçue récemment) et au sein de ces territoires que l’étude du milieu marin et de l’océan a pris son essor.
L’excellente connaissance du milieu marin est un prérequis à sa bonne exploitation. En outre, elle est également indispensable à sa protection et à son exploitation durable. Aujourd’hui, les regards sont résolument tournés vers les atouts géostratégiques et géopolitiques que représentent les océans et territoires maritimes, en tant que producteurs de ressources fossiles, énergétiques, médicamenteuses et alimentaires, mais aussi en tant que régulateurs du climat et compensateurs de la pollution atmosphérique, sans oublier le développement technologique, biotechnologique et l’avantage militaire.
19e siècle et révolution industrielle
Les balbutiements de l’écologie et de l’intérêt pour les océans
Au 19e siècle, l’explosion des échanges internationaux et de la mondialisation coïncident avec la révolution industrielle et l’émergence de nouvelles technologies, l’exploitation intensive des ressources minières et leur transport. Cette révolution, en Europe aussi bien que dans le reste du monde industrialisé, ouvre la voie à l’écologie scientifique. On notera notamment l’incroyable concept de biogéographie de l’Allemand Alexander von Humboldt (1769-1859), considéré par d’aucuns comme le précurseur de la science écologique, qui élargira l’espace aux dimensions de la planète, incluant les océans pour la première fois dans ce que l’on pourrait appeler « la mondialisation du concept naturel », tant l’impact sera grand sur la recherche et la science écologique.
Il est indéniable que la révolution industrielle mondiale a également posé les bases d’un certain nombre de problèmes environnementaux aujourd’hui bien connus tels que le réchauffement climatique, la perte en biodiversité et les différentes formes de pollution, aquatique ou atmosphérique. Selon l’Américain Lester R. Brown (né en 1934), la révolution industrielle et cette nouvelle productivité phénoménale sont à l’origine du développement de nouveaux modes de vie, entraînant la destruction la plus rapide et la plus importante que la planète et l’humanité n’aient jamais connue. La première définition formelle de « l’écologie » apparaît en 1866.
Les débuts de l’océanographie biologique
C’est durant cette période, souvent en réponse à des problématiques stratégiques militaires ou commerciales, que l’étude des océans, en surface et en profondeur, fera ses premiers pas. Le Belge Milne-Edwards (1800-1885) sera le premier plongeur scientifique en scaphandre. Le développement du matériel de plongée répondra d’abord aux besoins de la Marine tout en alimentant les premiers besoins d’études des biotopes marins. Le physiologiste allemand Victor Hensen (1835-1924) – qui créa le mot « plancton » – fut le premier à se détacher de la vision naturaliste de l’océan pour une vision plus écologiste et fonctionnelle. Il est considéré comme le fondateur de l’océanographie biologique. Malgré l’apport incontestable de ce visionnaire, notre connaissance du milieu marin n’est alors encore qu’abstraite et très incomplète, concentrée sur les côtes où elle se préoccupe avant tout de la sécurité et de la navigation. On atteindra néanmoins une vision relativement proche de la réalité océanique avec la grande expédition du Challenger entre 1872 et 1876.
Les premières réflexions sur les gaz à effet de serre
La fin du 19e siècle fut également marquée par les travaux sur la teneur en gaz de l’atmosphère du Suédois Svante Arrhenius (1859-1927), qui définit et nomme les « gaz à effet de serre ». Il constate que la civilisation industrielle est à l’origine d’une grande partie du CO2 dans l’atmosphère et établit le lien entre la consommation de charbon et l’augmentation du taux de CO2. On assiste déjà aux premières préoccupations globales liées à l’atmosphère, qui ne connaît pas de territoire à proprement parlé, ce que confirment en 1950 les travaux de l’Américain Charles David Keeling (1928-2005) lorsque ce dernier constate que le CO2 se répartit uniformément et ne reste pas concentré au-dessus des villes industrialisées.
Seconde Guerre mondiale, puissance maritime et connaissances des océans
La guerre : un accélérateur précieux pour la recherche sur l’environnement marin
Tout se précipite au milieu du 20e siècle, en particulier durant la Seconde Guerre mondiale. Les événements et conflits majeurs de cette période vont provoquer un développement accéléré des techniques sous-marines, des flottes armées et des notions écologiques de préservation de l’environnement. Les paramètres économiques et sociaux que nous connaissons aujourd’hui se dessinent, et le développement des connaissances de l’environnement marin, de l’océan et la recherche écologique marque au fer rouge l’émergence de ces nouveaux paramètres. L’historien Donald Worster, aussi considéré comme un fondateur de l’histoire environnementale, proclame que « l’année 1942 a scellé le début d’une ère nouvelle pour les civilisations humaines : avec elle commence l’âge de l’écologie ».
Le concept fédérateur d’écosystème, primordial pour la compréhension, la modélisation et l’enseignement des sciences de l’écologie, est conceptualisé en 1935 par Arthur George Tansley et repris dans les années 1940 par de nombreux chercheurs.
La conquête des océans et la vulgarisation grâce à Cousteau
Dans le même temps, les innovations sous-marines écrivent une page cruciale dans l’histoire environnementale des océans. Elles permettront tout d’abord aux militaires plongeurs italiens de couler un nombre impressionnant de bateaux en Méditerranée, écrivant l’une des plus importantes pages de l’histoire sous-marine et forçant le reste des armées européennes à se moderniser dans ce domaine. L’avancée majeure qui permit à la fois de développer les plongées scientifiques dans l’océan et de répondre à ces impératifs militaires fut le perfectionnement du scaphandre autonome par Jacques-Yves Cousteau et Émile Gagnan en 1943 en France. Cette réussite pose la première pierre d’une exploration intensive des fonds marins, le développement de la recherche archéologique et scientifique sous-marine et la réalisation de films océanographiques, touchant par la même occasion la société civile. On entre dans les décennies Cousteau, qui, pour la première fois dans l’histoire de l’environnement, développe la vulgarisation écologique à l’attention du grand public et se sert des médias pour transmettre le message de la protection des océans. L’éducation aux océans et à leur protection est née, et n’a depuis de cesse de grandir.
Hiroshima et Nagasaki : déclencheurs d’un besoin de protéger les océans
Un événement majeur et sans précédent dans l’histoire du monde et de la planète va donner le la à la prise de conscience internationale d’une menace pouvant être globale. En 1945, la démonstration meurtrière et assassine du largage des bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki dans l’océan Pacifique a un impact sans précédent sur la conscience humaine. La contamination de l’atmosphère par le strontium 90 et le caractère irréversible des dommages génétiques provoqués font brutalement apparaître la notion de survie de l’humanité et de destruction potentielle de la planète. Les océans deviennent un des théâtres des expérimentations nucléaires, renforçant au sein de la société civile un besoin de connaissance du milieu marin, mobilisant les chercheurs, les scientifiques et les organisations non gouvernementales dans une même levée de boucliers.
Si les ONG existaient déjà au siècle précédent, le terme d’organisation non gouvernementale fait son apparition dans le langage courant la même année avec la création de l’ONU, qui leur donne alors un pouvoir consultatif via le chapitre 10 de la Charte des Nations unies.
La fin de la guerre ou la « 2e révolution océanique »
La Station biologique de Roscoff définit la fin de la guerre comme le moment où prend corps la « deuxième révolution océanographique » dans beaucoup de pays développés et « dont les motivations peuvent être résumées en quelques mots clés : utilisation et protection des sous-marins nucléaires lance-engins, pétrole sous la mer, élargissement des zones d’intérêt économique, théorie des plaques, réchauffement climatique et étude du couplage océan-atmosphère ». Cette « révolution » sera marquée en France par l’apparition d’une « cinquième marine », à fonction scientifique (les quatre autres étant les marines militaires, de pêche, de plaisance et de commerce).
Années 1960 et 1970 : premiers combats écologiques pour l’océan
Les mers et océans : un patrimoine mondial à protéger
L’année 1960 voit naître le premier combat français de protection du milieu marin et des océans au travers de la mobilisation du Prince Rainier et de J.-Y. Cousteau contre l’immersion de 6 500 fûts de déchets radioactifs en Méditerranée. L’opération, avant tout médiatique, est un succès et seuls 20 fûts seront immergés. La population méditerranéenne se mobilise pour protéger ses eaux salées.
Les années 1970 verront une série d’événements marquants dont les océans seront un des thèmes centraux, au coude à coude avec le réchauffement climatique et l’apparition de notions clefs comme la biodiversité. L’année 1970 représente d’ailleurs un beau point de départ quand, à l’initiative du représentant maltais Arvid Pardo, l’Assemblée générale des Nations unies adopte une résolution qui qualifie les fonds marins situés au-delà des limites de juridictions nationales de « patrimoine mondial ».
Les débuts de la politique de protection des océans dans le monde et en France
C’est en 1971 que l’écologie prendra une place centrale dans les politiques mondiales, lorsque l’UNESCO lance son programme Man and Biosphere qui répond au besoin d’étudier les relations entre l’Homme et la Nature. En France, Georges Pompidou crée la même année le premier ministère de la Protection de la Nature et de l’Environnement.
Le Conservatoire du Littoral est créé en 1976 en France, véhiculant les notions d’exploitation et de protection des littoraux et conduisant à l’important concept de patrimonialisation au sein des débats publics. Ce concept sera un aspect fort et essentiel de la perception des Français de leurs littoraux et des océans. L’année 1976 se démarquera notamment par l’avènement de l’écologie en tant que science à part entière en France lors de la création de la « section 29 » (section d’écologie) au CNRS. Cette « section 29 » dira en 1980, dans son rapport de conjoncture : « L’écologie se trouve évidemment en rapport direct avec la vie de l’Homme dont elle étudie le milieu, ce que l’on appelle son environnement. Aussi se trouve-t-elle de nos jours de plus en plus sollicitée pour résoudre les problèmes que posent les transformations rapides et souvent inquiétantes liées à la vie même des sociétés humaines notamment aux pollutions et inversement, aux besoins d’une exploitation plus intense des ressources naturelles. »
Dans la même période, en 1978, la France vit sa première grande alerte écologique maritime avec le naufrage de l’Amoco Cadiz qui déverse alors 220 000 tonnes de pétrole dans l’océan au large de la Bretagne. C’est un véritable choc. De nombreux plongeurs – dont Joseph Bergerard, qui n’est pas moins que le directeur de la Station biologique de Roscoff – participent à des plongées indispensables pour suivre les conséquences de la pollution maritime de l’Amoco Cadiz.
La première conférence mondiale sur le climat a lieu peine un an plus tard, en 1979, à Genève, une année avant que Thomas Lovejoy ne définisse la notion de « diversité biologique », ancêtre du concept de « biodiversité ».
Les années 1980 : tournant essentiel pour la stratégie des océans
La Convention des Nations unies sur le droit de la mer
L’année 1982 est une année pleine de conséquences pour l’avenir stratégique des océans et pour les territoires, avec la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, à Montego Bay, et la constitution du Tribunal international du droit de la mer. Cette Convention fait suite à la remise en cause par les pays en voie de développement des règles fixées par les pays développés lors de la Convention de Genève de 1958. La Convention compartimente le droit de la mer de façon territoriale. Elle est actuellement un des rares outils de gouvernance de la haute mer.
Une prise en considération de l’écologie et des océans par les politiques
En 1984, en France, le gouvernement sollicite Francesco di Castri et Claude Henry pour évaluer l’écologie. Les deux scientifiques insisteront dans leur rapport sur l’intérêt majeur que représente le développement de cette discipline. Ils évoquent un certain nombre de contraintes vécues par l’écologie en France : « Science à part entière, jeune et déjà majeure, répondant à une demande sociale, ayant une dimension internationale, mais méconnue auprès de la communauté scientifique, de l’opinion publique et même auprès des utilisateurs potentiels. » Le rapport insiste également sur la richesse que l’enseignement peut tirer de l’écologie : « Facilitant les liaisons entre les disciplines, elle est stimulante pour d’autres sciences. Elle établit notamment un pont utile entre la biologie fondamentale et l’ensemble des sciences humaines et de la société ».
Naissance du terme « biodiversité »
En 1985, un autre concept fondamental est nommé par Walter G. Rosen : la biodiversité. Le biologiste américain est alors en pleine préparation du premier forum américain sur la diversité biologique. Le mot est adopté en remplacement des termes « diversité biologique » lors de l’écriture du compte rendu de la conférence. La création et l’utilisation de ce mot coïncident – voire entraînent – la prise de conscience de la disparition de nombreuses espèces durant les dernières décennies. Le mot est banalisé et généralisé lors du Sommet de la Terre en 1992, à Rio. Les liens entre l’humain et son environnement sont mis sur le devant de la scène : de cette conférence naîtra la Convention sur la diversité biologique.
Protection des océans et de l’environnement : un nouvel ordre mondial ?
Si l’on se remémore le contexte mondial géopolitique qui a suivi la chute de l’Empire soviétique, et donc la fin de la division créée par la guerre froide, on constate qu’à ce monde pratiquement bipolaire a succédé un monde unitaire. Ce que Georges Bush nomme en 1991 « nouvel ordre mondial ». On parle alors d’un gouvernement global, ce à quoi le Conseil de sécurité de l’ONU s’oppose visiblement. Néanmoins, un nouveau chantier international semble avoir émergé : le développement durable et la lutte contre le réchauffement climatique.
La gestion coopérative des territoires maritimes et leur gouvernance, ainsi que leur caractère de patrimoine mondial et de bien commun de l’humanité confèrent alors aux océans un statut nouveau en pleine évolution, les propulsant outils de paix, de négociations internationales, d’approvisionnement clef, et « garants de l’avenir de l’humanité ».
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